Et maintenant, supposons qu'on bivouaque au Médoc, cette langue de terre couverte en son centre des vignes les plus prestigieuses dont les traitements constants ont éradiqué les insectes et les oiseaux, au point que lorsque l'un, égaré sans doute par ses sens pervertis, pointe son bec, on en est surpris au point de s'écrier "Avise donc là loizeau !", ou autre stupéfaction du genre.

Ces vignes sont parsemées de centaines de châteaux, pour la plus grande part boursouflures pompeuses ou exotiques de nouveaux riches du XIXe siècle, comme l'inénarrable Cos d'Estournel. Certains, plus rares, sont beaux, comme Beychevelle. Même notre point d'attache supposé, Vertheuil, possède son château, un authentique celui-ci, et qui ne produit pas de vin. Il s'agit d'une forteresse datant du XIe siècle dont ne subsistent que "l'audience", porte de la barbacane ajoutée au XIVe siècle, le donjon barlong (c'est-à-dire pas carré), si rabaissé et transformé qu'il ressemble plus aujourd'hui à une grosse demeure qu'à l'élément centrale d'une forteresse, et les ruines de la tour de guet.

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De cette partie centrale du Médoc, seul affleure à la rive girondine Saint-Estèphe, qui peut s'enorgueillir de posséder – outre Cos d'Estournel précité, Montrose et Calon-Ségur – une église baroque rocailleuse, l'église Saint-Étienne. Construite à partir de 1764 et complétée dans la deuxième moitié du XIXe siècle par le clocher, les stalles et l'orgue, elle déploie toute son exubérance en volutes, balustres, ailes, baldaquins et palmes, en ors, bleus, rouges et verts, en stucs, marbres, bois et métaux.

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Imaginons qu'on remonte maintenant au nord.
On rencontrerait peut-être aux abords de Saint-Yzans-de-Médoc un petit lavoir rural constitué d'un puits central alimentant d'une part l'abreuvoir et d'autre part les bassins de lessive.

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Puis on arriverait, côté Gironde, dans la zone plate et humide des marais et des "mattes".

"L'estuaire ? […] Le plus souvent, on dirait de la boue que le vent de noroît hérisse de vaguelettes jaunes. Elles n'ont rien contre quoi se battre et meurent sur la vase. Elles se perdent. […] Ses contours indécis et ses eaux plâtreuses découragent le grand style dévolu à la houle océane. On ne cherche pas l'absolu dans le saumâtre. Quelle est donc cette région interlope qui semble perpétuellement se dérober à elle-même ?"

Il faudrait être sur la rive droite de l'estuaire pour lire ce texte : un panneau informatif planté en terre entre la rive et le château Eyquem, à Bayon-sur-Gironde, définit ainsi la Gironde, par les mots du journaliste et écrivain Pierre Veilletet (1943-2013). Mais cela vaut pour les deux rives, et particulièrement pour le Bas-Médoc car c'est vaseux, généralement, des marais aux "mattes" du nord de la rive gauche (polders créés à la suite du drainage des marais réalisé au XVIIe siècle par des Hollandais importés).

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Ces zones humides sont aussi des prés salés où paissent les brebis qui allaitent "sous la mère" pendant quatre-vingts jours maxi les célèbres agneaux de Pauillac (I.G.P.) dont nous pourrions nous être délectés sous la forme d'un carré bichonné et cuit de main de maîtresse, accompagné d'un vin du même cru ; à ce propos de ce carré, nous n'oublierions pas de rendre hommage à Yves Bruneau, boucher à Bages, qui aurait préparé la pièce avec une virtuosité sans affectation. Ces agneaux ne sont pas " de prés salés" tels ceux du Mont-Saint-Michel (A.O.P.) qui sont des broutards de plus de quatorze kilos. Eux ne font que de onze à quinze kilos.

Dans l'eau fangeuse de l'estuaire se perchent plein de pontons de pêche au carrelet, filet plat (en principe) actionné par un treuil. On y capture crevettes, mulets et maigres, si la chance s'en mêle. Une petite baraque abrite le pêcheur. Et d'aucuns y discutent entre amis autour d'un verre comme dans un cabanon des calanques.

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Afin de suivre l'érosion du rivage, les pontons doivent être rallongés chaque année.

Mais il n'y a pas que des carrelets au bord de la Gironde. Deux pagodes sur pilotis couvertes de tuiles vernissées bleues en forme d'écailles accueillent depuis 1888-1889 les navigateurs au château Biré, commune de Macau.

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Les propriétaires de Château Biré, les frères Dussaud, qui vendaient leur vin – actuellement un modeste Bordeaux supérieur – à Buenos-Aires depuis 1840, se seraient inspirés des bâtiments d'accueil et de douane de cette ville, à laquelle on accédait après avoir rempli les formalités d'usage par le Paseo de Julio. Le français émigré en Argentine Étienne (Esteban) Gonnet (1829-1868), les avait photographiés en 1864.

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Allons au moins par la pensée dans la région des "mattes", vers l'embouchure de l'estuaire, sur la rive médocaine. Le port de Goulée, à Valeyrac, est un chenal se séparant en deux branches où quelques pontons desservent de petites embarcations, tandis qu'une mini-ville d'une vingtaine de cabanes avec rue centrale s'est édifiée dans l'embranchement.

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Jouxtant Valeyrac, la commune de Jau-Dignac-et-Loirac est un regroupement de quatre villages, comme son nom ne l'indique pas tout-à-fait : Jau, Dignac et Loirac, bien sûr, mais aussi le plus important des quatre, où se trouvent l'église et la mairie, nommé "Le Centre". Modestement il ne figure pas dans l'intitulé de cette intéressante commune, dont l'ethnonyme (ou gentilé) des habitants est "Jovisien(ne)s".
Jau-Dignac-et-Loirac propose la visite – gratuite – de son site archéologique virtuel de "La Chapelle (Saint-Siméon)". Virtuel, certes, mais sans aucune technologie dite "nouvelle" : tous les vestiges ont été enlevés et sont exposés au musée de l'Aquitaine à Bordeaux. Sur le site, leur tracé est maintenant reproduit par des murets de béton au ras du sol, teintés suivant les époques des anciens lieux de culte découverts. L'ensemble est visible de haut, grâce à une passerelle de bois. L'association qui s'en occupe peine à maintenir les lieux en bon état.
Sur cette même commune de Jau-Dignac-et-Loirac, un peu au nord du port de Goulée, le port de Richard lui ressemble fort : un chenal, des pontons, une rangée de cabanes.
Encore un peu plus au nord se dresse le phare de Richard construit en 1843 pour marquer la passe, haut de dix-huit mètres. En 1870, le jugeant insuffisant, on édifia à son côté un phare métallique tripode de trente-et-un mètres de hauteur, qui fut démantelé en 1956 et est aujourd'hui remplacé par une réplique miniature au dixième :

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Il est heureux que ce phare métallique d'origine ne soit plus là, car il nous aurait fallu grimper l'équivalent d'une dizaine d'étages, contre les cinq du phare de pierres, pour jouir de la vue plongeante sur les carrelets.
Mais, n'étant point aussi feignasses que suggéré ci-dessus, nous nous coltinâmes sans barguigner – et ceci n'est pas dubitable – la douzaine d'équivalents-étages (trente-huit mètres) de l'escalier escherien du clocher phalliforme de l'église Saint-Seurin de Lamarque pour atteindre, au-dessus des "proches cloches" sonnantes, son dôme panoramique.

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L'escalier enchaîne des volées droites, des anguleuses, des colimaçonesques, partant d'endroits bizarres des différents paliers, laissant une Commanderesse perplexe.

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Montés tout là-haut, par les grands hublots du dôme, nous n'avons vu ni la Gironde ni le panorama des vignobles environnants, mais le temps de chien qui accompagnait notre visite, et la verrière centrale de l'église.

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"Monter, descendre, aller, venir, tant fait l'homme qu'à la fin il disparaît", disait Gabriel.

Il semblerait que ce voyage brumeux, boueux, supposé et rêvé s'achève par une apparence de réalité. Cependant, celle-ci n'est-elle pas elle-même "le songe d'un songe, le rêve d'un rêve", surtout quand trop seul on ne voudrait ne pas l'être ?