Une supposition qu'on parte de l'est du Lot-et-Garonne pour gagner le Médoc, on pourrait alors passer par le village de Tourtrès perché sur un puech dont le sommet accueille quelques pelouses à vues panoramiques, un joli moulin privé défense d'entrer, et une église à base romane, presque entièrement reconstruite au début du XXe siècle, munie d'un grand clocher-mur à quatre baies campanaires dont deux sont équipées de cloches. Mais vous ne verriez pas ici ces merveilles car je ne les aurais point picturisées.

Une supposition que, poussant plus à l'ouest aux confins du Lot-et-Garonne, on arrive à la ville de Marmande. On louperait probablement les "fleurons du patrimoine marmandais" (dont la station de tuliparum præcocium), mais il faudrait s'arrêter, avant d'entrer au cœur de la ville, à l'angle du boulevard Gambetta et de la rue Charles de Gaulle. On y pourrait admirer, de part et d'autre du kiosque où était installé l'Office du tourisme jusqu'en 2011, s'exposant à la vue de tous, celle des jeunes émoustillés et celle des vieux libidinant, deux sculptures érotico-fin de siècle intitulées respectivement "Le Printemps de la vie" (1901) et "L'Été de la vie" (1910). Elles sont dues à un artiste du nom de Jean-Baptiste Champeil (1866-1913), et sont un bon exemple des audaces que s'autorisait l'académisme d'autrefois. On regretterait – ou on apprécierait – que le sculpteur n'ait pas poursuivi plus avant les représentations du cycle des saisons. Ne me souciant pas que quelque "modérateur" censure mon exposé, je ne publierais pas de photographies de ces œuvres. À vous de les imaginer. Afin de vous aider en cela, voici la description qu'en donne la "base Palissy" du Ministère de la culture, suivant sa très culturelle formulation :

"Le printemps de la vie représenté par un jeune couple nu ; l'été de la vie représente par l'étreinte d'1 couple nu." (pour le tout : sic).

Toujours plus "à l'ouest", on pourrait déjeuner à Bazas, patrie du "bœuf gras de Bazas", lequel possède une belle robe grise. Il est fêté chaque année le Jeudi gras (dernier jeudi avant le début du carême), est honoré de Label rouge, d'I.G.P. et de "Patrimoine culturel immatériel de la France", et est hautement réputé pour sa viande persillée. Et on pourrait aussi voir la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Bazas où, dès l'entrée, on vous enjoint d'admirer le reflet de la voûte dans l'eau des bénitiers. Ça donnerait ça :

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La cathédrale est très allongée, avec sa grande nef sans transept. Gothique des XIIIe-XIVe siècles, elle en a conservé trois beaux portails décorés des histoires de Jean le Baptiste, de la Vierge et de saint Pierre. Pour le reste, elle a été souvent partiellement détruite et reconstruite ou restaurée. Depuis 2013, de grands travaux y sont encore engagés. Son orgue est une étonnante réinterprétation, opérée de 1979 à 1983 par Serge Groleau et Robert Chauvin, des orgues du XVIIe siècle. L'instrument possède 26 jeux et 1 796 tuyaux activés par 2 claviers de 56 notes et un pédalier de 30 notes.

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Supposons maintenant qu'à quelques kilomètres au nord de Bazas, on entre dans Saint-Macaire par la porte de la Benauge (ou "Benauges"), qui est le nom d'un ancien comté de l'Entre-deux-Mers. On y admirerait au bout de la rue l'église Saint-Sauveur-et-Saint-Martin qui contient : une femme impudique, un personnage de sexe ambigu écoutant deux serpents, une danseuse, un homme-oiseau, des atlantes, un homme inverti, quelques démons, toute une collection de lions (le lion de saint Marc, un lion couché, un autre à crinière, deux autres adossés et des lionceaux poursuivis), saint Macaire, saint Martin, Abraham et Isaac, l'ange Gabriel et Marie, Daniel et Habacuc, et autres importants personnages, sans omettre de très mirifiques peintures "a secco" aux trois absides, datant des XIIIe-XIVe siècles, recoloriées en 1825. Mais vous n'en verriez qu'une image (plus loin) car nous n'aurions pas trouvé le bouton de lumière, ce qui serait fort dommage.

Une supposition que Saint-Macaire soit aussi un village à pompes, musical et glouglouteux instrument que j'affectionne particulièrement. Elles auraient ici un visage christique :

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Et si on quittait Saint-Macaire vers le sud avant d'obliquer vers l'ouest, on rencontrerait Villandraut. Nous y verrions un très fort château fort du XIVe siècle, ensemble lourd, entouré de vastes douves, pourvu de quatre grosses tours sur sa façade avant, plus deux autres aux angles arrières. Édifié par Bertrand de Got, alias pape Clément V, premier pape d'Avignon, il ressemble beaucoup au château voisin de Roquetaillade, à Mazères, une œuvre, sur une base ruinée du XIVe siècle, du chavalesque Eugène Violet-le-Duc et de son disciple Edmond Duthoit que nous connaissons bien pour les avoir rencontrés au château Abbadia, en Basquie [Voir : D(M)F, Basquie, Auradou, Éditions de la Fournial, Collection Voyages, 2016, p. (sans n°) 47 à 54].

Poussant de Villandraut vers le nord-ouest, on gagnerait le nord des Landes où l'on filerait droit vers le Médoc et notre point d'ancrage en son cœur, l'ex-boulangerie G. Martin, à Vertheuil. Ce G. Martin n'a rien à voir avec le "cinquième Beatles". Il s'agit de Gaston Martin qui acheta le fonds en 1928 et était rétribué par une sorte de coopérative des villageois constituée pour payer le pain moins cher.

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À l'intérieur, le four serait toujours là, occupant tout le mur du fond du fournil devenu cuisine, construit tout en briques, avec portillon tout en fonte.

Cette boulangerie se trouve juste en face de l'abbaye Saint-Pierre (XVIIIe siècle), qui jouxte l'église abbatiale (XIIe et XVe siècles).

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Devant l'abbaye, au droit de la porte centrale, est un parterre circulaire fleuri où manque, en son centre, l'ancien "ormeau séculaire" qu'on voyait encore vers 1905 ; à droite, le clocher nord de l'église, est de pur style roman. On y accédait par un escalier à vis aujourd'hui condamné, incorporé dans un pilier de la nef.

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Une supposition qu'on pénètre dans l'abbaye. Elle n'a pas été restaurée, mais seulement mise en état de conservation et nettoyée, et évoque très bien son XVIIIe siècle natal. Deux grandes salles de quarante-quatre mètres de long, l'une au rez-de-chaussée, l'autre à l'étage, ouvrent sur le jardin. Elles sont reliées à chaque extrémité par de majestueux escaliers aux rampes en fer forgé d'une grande élégance. Donnant sur la façade opposée sont des pièces dont certaines ont conservé des boiseries, des portes et des ferrures d'époque.

L'une de ces pièces abrite le Petit Musée des automates : lorsque l'électricité est rebranchée sur l'ordre impérieux du maire, des animaux s'animent, vêtus de costumes à l'ancienne, et singent les hommes comme dans les caricatures de Jean-Jacques Grandville (1803-1847) en des saynètes où le coq lève son verre à la santé de ses hôtes attablés, cochon, crocodile, chèvre, loup ; où le dogue maître d'école fait la classe à de petits animaux-humains assis à leurs pupitres de bois tandis que l'agneau reste debout sous son bonnet d'âne ; où le cerf en gandin inspiré accompagne en une bucolique partie de campagne un lièvre qui tambourine sur une citrouille et une cochonne pêcheuse en froufrous, etc.

Montant à l'étage de l'abbaye, on rencontrerait une accorte artiste asiate travaillant à sa prochaine exposition en ces lieux.

Une supposition que, délaissant l'abbaye, on se rapproche de la façade sud de l'église abbatiale. Elle nous présenterait son portail curieusement latéral, de style roman saintongeais. Dans ce porche roman a été brutalement incorporé au XVIIIe siècle un porche du style de cette époque, joli, mais totalement anachronique. Au XIXe siècle, ce double proche était masqué par une sorte de vestibule construit en applique sur la façade, couvert d'une toiture à trois pentes.

À droite, le clocher sud, en réalité une tour fortifiée, flanquée sur l'extérieur d'un étroit escalier en excroissance. On y verrait (mais pas sur cette photo, car cachées par l'escalier) trois meurtrières échelonnées sur la hauteur de la paroi de l'escalier et une quatrième dans la tour, au-dessous de l'horloge qui, un jour, a remplacé un jour identique à celui de l'autre face de la tour.

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L'arceau inférieur du porche roman représente une série de bonshommes, chacun tenant sa barbe. Seraient-ce les vingt-quatre vieillards de l'apocalypse, comme l'affirme le livret vendu en mairie ? On pourrait en douter, car ils ne semblent pas porter la couronne d'or ni être assis sur des trônes (Apocalypse 4:4). De plus, si on en compte vingt au-dessus de la corniche rapportée au XVIIIe siècle, on en distingue encore trois ou quatre sous cette corniche à droite qui devaient avoir leurs pendants à gauche, ce qui nous amènerait à vingt-six ou vingt-huit, sans compter ceux qui ont disparu sous la corniche, un ou deux de chaque côté. Soit un total de vingt-huit à trente-deux. Chacun sait que les vingt-quatre vieillards de l'apocalypse sont au nombre de trente-et-un au porche de l'église Saint-Pierre de la Tour à Aulnay-de-Saintonge, et même cinquante-quatre à l'Abbaye aux Dames de Saintes, mais bon, l'Apocalypse ne parle que de vingt-quatre…

Au-dessus de ces pseudo-vieillards se trouve une frise aux personnages indistincts.

L'arc supérieur montre des hommes liés deux à deux par la langue (oui, par la LANGUE et non par la barbe, comme le prétend le livret), courbés sur des travaux champêtres. Ils sont surmontés d'une frise répétant une silhouette agenouillée ou assise qui pourrait porter un faisceau de joncs.

Si l'on entrait dans l'église, on la trouverait vaste, mais un peu disparate : les voûtes romanes en plein cintre ont été remplacées au XVe siècle par des voûtes en ogive, un peu plus basses que les initiales. Restent toutefois quelques chapiteaux sculptés, dont celui-de la femme impudique qu'on peut rapprocher de la femme impudique de l'église Saint-Sauveur et Saint-Martin de Saint-Macaire. Celle de Saint-Macaire semble, malgré sa grande hideur, attirer deux jeunes gens au slip roulé sous les fesses.

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De chaque côté du chœur, les stalles (i.e. : des rangées de sièges de bois à l'assise relevable) où s'asseyaient les membres du clergé ont des accoudoirs sculptés, dont l'un représente une belle dame à cheval sur le dos d'un vieillard.

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Il s'agit d'une illustration du Lai d'Aristote, écrit au XIIIe siècle par Henri d'Andeli, un clerc parisien d'origine normande, aussi auteur du premier guide œnologique, La Bataille des vins. Ce lai raconte l'histoire du jeune empereur Alexandre (Alexandre le Grand, 356-323 av. n. è., comme on dit aujourd'hui à la place de "av. J.-C.") qui, tombé amoureux d'une belle indienne, néglige les devoirs de sa charge. Son précepteur, le philosophe Aristote, lui en fait reproche, et Alexandre se détourne de la jeune fille. Celle-ci, pour se venger, aguiche le vieil Aristote qui, charmé, lui fait des avances. La fûtée, avant de lui céder, exige qu'il se fasse de son corps sa monture afin qu'elle puisse le chevaucher :

– Maistre, ançois que a vos foli,
Fait la dame, vos covient faire
Por moi .j. molt divers afaire
Se tant estes d'amors espris ;
Car orendroit m'est talens pris
De vos .j. petit chevauchier
Sor cel herbe en cel bel vergier,
"Et si voil, fait la damoisele
K'il ait desors vos une sele ;
Si ere plus honoréement."

(Interprétation perso : – Maître, avant de vous livrer à vos folies, / dit la dame, il vous faut faire / pour moi une chose très singulière / si vous êtes si épris d'amour. / Car j'ai maintenant envie / de vous chevaucher un peu / sur ce gazon dans ce beau verger. / Et je veux aussi, dit la demoiselle, / qu'il y ait sur vous une selle ; / ce serait plus correct.)

Aristote accepte, se met une selle sur le dos, et l'indienne le chevauche sous les yeux d'Alexandre qu'elle avait averti. Alexandre se fout d'Aristote :

"Maitre, dist li rois, bien vos voi,
Tres quant estes vos palefroi ?
Moi semble, .iiij. piez avez
Et come palefroi portez
Cele sele desor vos dos.
Est-ce le trop ou les galos
Que vos chevalse la pucele
Qui sor vo dos siet en la sele ?"

(Interprétation perso : Maître, dit le roi, je vous vois bien, / depuis quand êtes-vous un palefroi ? / Il me semble que vous avez quatre pieds, / et que comme un palefroi vous portez / cette selle sur votre dos. / Est-ce au trot ou au galop / que vous chevauche la pucelle / qui est assise en selle sur votre dos ?)

Et Aristote est bien forcé de reconnaître que le jeune roi peut bien être amoureux et distrait de son travail, puisque lui-même, vieux sage, a succombé par amour à semblable distraction.

Nota : les extraits cités proviennent d'un parchemin du XIIIe siècle : Henri d'Andeli, Le Lai d'Aristote, publié d'après le texte inédit du manuscrit 3516 de la Bibliothèque de l'Arsenal, par A. Héron, Rouen, Léon Gy, 1901.

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Et puis supposons qu'au sortir de l'église, on lève le nez en l'air sur la place qui fut autrefois le cimetière. Il s'y dresse une haute et étroite stèle surmontée d'une croix de métal (en remplacement de l'ancienne croix de pierre qui formait le sommet de la stèle). Certains ont cru y discerner l'inscription suivante (Guy Dabadie, Histoire du Médoc, Bordeaux, Samie, 1954) :

"CI-GÎT MAÎTRE JACQUES ESQUI, JADIS JUGE DE VERTHEUIL. PAR LE SYNDIC DU PRÉSIDIAL AVISÉ, L'AN 1574, IL FUT TUÉ PAR QUOI [sic] PAR ARRÊT DE LA COUR ROYALE. CETTE CROIX EST FAITE POUR L'EXEMPLE.
RÉJOUISSEZ-VOUS GENS DE BIEN
MESMEMENT DE CETTE PAROISSE
QUAND LA COUR VOUS FAIT UN TEL BIEN
DONT À AUCUNS EST GRANDE ANGOISSE."

Soit ce Monsieur Dabadie avait une vue supérieure, soit les outrages du temps de ces quelque soixante-dix dernières années ont érodé les caractères gravés. Quant à nous, si nous essayions de lire cette inscription, ce serait peine perdue. J'ajouterais que je ne trouve pas grand sens à la transcription qui en a été faite. Il paraîtrait que ce "Jacques Esqui, jadis juge à Vertheuil" était protestant en un temps où les cathos estourbissaient les protestants à tour de bras.

Mais tout cela est très conditionnel…

Bises.


d.